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L' »especifismo » vu par la FARJ

Nous partageons ici une interview (traduite au français) de la Fédération Anarchiste de Rio de Janeiro (FARJ), réalisée par Zabalaza Anarchist Communist Front (ZACF) en 2010. Même si elle est un peu datée sur certains éléments elle n’en reste pas moins un document très intéressant concernant le courant anarchiste spécifiste en Amérique du Sud et dans l’état de Rio en particulier.

Interview de la Fédération Anarchiste de Rio de Janeiro (FARJ)

« Dans cette interview [1], réalisée entre août et octobre de 2010, la Fédération Anarchiste de Rio de Janeiro (Federação Anarquista do Rio de Janeiro – FARJ) évoque son interprétation de concepts tels que le spécifisme (especifismo), le dualisme organisationnel, l’insertion sociale et le rôle de l’organisation politique anarchiste par rapport aux mouvements sociaux et à la lutte de classe. Il s’agit aussi de parler de l’entrée récente de la FARJ dans le Forum de l’Anarchisme Organisé (Fórum do Anarquismo Organisado – FAO) et des conséquences sociales du choix de Rio de Janeiro comme une Ville Hôte de la FIFA 2014, aussi bien que des questions quelquefois difficiles, telles que la nécessité de trouver un équilibre entre les niveaux d’unité théorique et stratégique et du besoin de croître comme organisation. La Fédération Anarchiste de Rio de Janeiro (Federação Anarquista do Rio de Janeiro (FARJ) est une organisation anarchiste spécifique de la ville de Rio de Janeiro, le Brésil.

Fondée le 30 août 2003, la FARJ a ses origines dans le travail de militants tels que Peres Idéal (1925-1995), son père Juan Perez Bouzas (ou João Peres) (1899-1958) et José Oiticica (1882-1957), parmi d’autres. Elle se réfère également à des organisations politiques comme l’Alliance Anarchiste (Aliança Anarquista), fondée en 1918 et le Parti communiste libertaire (Partido Comunista), fondé en 1919 (à ne pas confondre avec le Parti communiste réformiste et électoraliste fondé en 1922). Elle trouve également ses références historiques dans les syndicats sous l’influence des anarchistes au début du vingtième siècle, tels que la Fédération ouvrière de Rio de Janeiro (Federação Operária font Rio de Janeiro – FORJ), fondée en 1906, dans toute la recherche du « vecteur social de l’anarchisme » au cours des années 1940 et 1950 et dans les activités postérieures à la dictature militaire.

Jonathan Payn. — Pour les lecteurs qui ne sont pas familiers avec le concept de dualisme d’organisation, pouvez-vous expliquer s’il vous plaît le besoin de construire une organisation politique anarchiste à Rio de Janeiro ? Par quelle sorte de processus deviez-vous passer pour arriver à cette conclusion et former la FARJ ?

FARJ. —

Le terme « dualisme d’organisation », tel qu’il est utilisé en anglais, sert à expliquer la conception d’organisation que nous promouvons, ou ce que l’on a appelé classiquement la discussion sur « le parti et le mouvement de masse ». Bref, notre tradition spécifique a ses racines dans Bakounine, Malatesta, Dielo Trouda, la Fédération anarchiste uruguayenne (FAU) et d’autres militants ou organisations qui ont défendu cette différentiation entre les niveaux d’organisation. C’est-àdire, un large niveau que nous appelons le « niveau social » et qui est composé des mouvements populaires ; et de ce que nous appelons le « niveau politique », composé des militants anarchistes qui sont groupés autour d’une base politique et idéologique définie.

Ce modèle est basé sur quelques principes : les mouvements populaires ne peuvent pas être confinés à un camp idéologique défini – et, à cet égard, nous nous différencions de l’anarchosyndicalisme, par exemple – parce qu’ils devraient s’organiser autour des besoins (la terre, l’abri, les emplois, etc.) qui groupent de larges secteurs de personnes. C’est cela, le niveau social ou le mouvement de masse, comme on l’a appelé historiquement. Le modèle implique aussi que, pour travailler dans les mouvements, il n’est pas suffisant de s’y dissoudre – ou de s’y insérer – même si on est reconnus comme anarchistes. Il est nécessaire que nous soyons organisés, en constituant une force sociale significative qui facilitera la promotion de notre programme et aussi la défense contre les attaques des adversaires qui ont d’autres programmes. Cependant, il faut garder à l’esprit que nous ne préconisons pas que vous participiez à un ou d’autre niveau ; les anarchistes sont aussi des travailleurs et font partie de ce large groupe que nous appelons les classes exploitées et, donc, ils s’organisent, comme une classe, dans les mouvements sociaux. Quand même, comme ce niveau d’organisation a ses limitations, les anarchistes s’organisent aussi sur le niveau politique, en tant qu’anarchistes, pour articuler leur travail et idées.

Ce qu’on appelle l’organisation anarchiste spécifique n’est rien de nouveau dans le mouvement anarchiste. Ses origines sont dans le militantisme de Bakounine lui-même, dans la Première internationale, avec la formation de l’Alliance de la Démocratie Socialiste en 1868. Malatesta, développant la thèse de Bakounine sur la minorité active, a pensé aussi à quelque chose de semblable. Comme, de la même façon, ont fait les Russes exilés de Dielo Trouda et de la FAU, parmi tant d’autres. Ce groupement spécifique de révolutionnaires anti(autoritaires est fondé sur les positions communes concernant l’horizon (les objectifs), les stratégies et la tactique. C’est-à-dire, l’organisation anarchiste spécifique n’est pas une « invention » récente, elle a sa trajectoire dans la consolidation de l’anarchisme lui-même comme outil révolutionnaire, dans la trace des actions de Bakounine.

Dans le développement historique du mouvement anarchiste, cette position a été négligée dans certains pays au détriment d’une position qui a dit que le « syndicalisme » (cette accumulation de mouvements sociaux) était suffisant. Pas pour nous. Nous croyons que le devoir de l’organisation anarchiste spécifique, ce que Malatesta a appelé le « parti » anarchiste, est d’articuler la force des anarchistes autour d’une proposition commune et de stimuler les mouvements sociaux pour qu’ils avancent de plus en plus au-delà de leurs demandes, étant capables de construire la base d’une transformation révolutionnaire.

Il est important d’insister sur le fait que le dualisme d’organisation ne présuppose pas de relation de subordination ou de hiérarchie entre les deux cas mentionnés. Du point de vue de l’anarchisme, l’organisation spécifique et les mouvements sociaux sont complémentaires. La relation de l’organisation anarchiste spécifique présuppose des relations éthiques et horizontales, qui impliquent de ne pas avoir de relations de hiérarchie ou de domination sur les instances qui participent.

À Rio de Janeiro, les anarchistes organisés ont essayé deux fois de créer des organisations anarchistes spécifiques ; mais la répression a retardé leur projet. Ces camarades ont senti intuitivement que le reflux du syndicalisme révolutionnaire pouvait condamner aussi l’anarchisme lui-même. Et c’est exactement ce qui est arrivé. Le syndicalisme n’était pas « suffisant » et avec le reflux du syndicalisme révolutionnaire, l’anarchisme est entré en crise, dès les années 30. Dans les décades de 1940 et de 1950, les camarades de Rio de Janeiro (et aussi de Sao Paulo) ont fondé leurs organisations spécifiques, mais ont été complètement isolés des mouvements sociaux, et ils se sont organisés pour inverser ce processus. Dans la décade de 1960, le coup d’État militaire et la situation du mouvement anarchiste avaient retardé le projet d’une organisation anarchiste spécifique à Rio de Janeiro. Le mouvement ayant été complètement fracassé par les années de la dictature, les décades de 1980 et 90 furent des décades de rassemblement de vieux et de nouveaux militants, fait principalement par le travail infatigable et la patience de Ideal Peres. Le moment était venu non seulement de reprendre de vieux débats, mais aussi les importantes expériences de lutte que les anarchistes avaient entreprises, même s’ils n’étaient pas nécessairement regroupés autour d’une stratégie commune (les occupations, les groupes d’éducation populaires, la présence dans les syndicats, etc.,).

Au début de 2001 nous avons compris que le moment était venu de faire un saut qualitatif, de quitter le modèle des « centres culturels » autour desquels nous nous étions organisés depuis les années 1980, et de former une organisation politique plus adéquate pour le travail avec les mouvements sociaux. Cela devenait de plus en plus évident ; c’était la voie que nous devrions suivre. Nous avions une expérience avec le travail social et, avec la décision que l’anarchisme devait fonctionner pour pousser des luttes populaires, il est devenu évident que nous devions chercher quelque chose de plus organisé, avec plus de cohésion, au moins, un instrument qui nous permettrait d’approfondir notre travail dans la voie qui s’était avérée nécessaire.

C’était alors que différents militants du mouvement anarchiste de Rio de Janeiro se sont réunis avec l’intention de discuter la proposition de fonder une organisation. Ils avaient déjà une certaine expérience dans le militantisme social, mais n’avaient pas discuté de ce que le modèle organisationnel devait être. Un des groupes s’est retiré du processus et a résolu d’avoir leurs propres discussions séparément. Plus tard ils ont fondé la Fédération Anarchiste insurrectionaliste, qu’ils ont appelée plus tard UNIPA (l’Union Populaire Anarchiste – União Popular Anarquista). Le groupe qui est resté et qui a continué les discussions a constitué la FARJ en 2003. Il est important de souligner que la le FARJ était la conséquence d’un processus qui avait duré au moins dix ans, avec la présence d’anarchistes dans les mouvements sociaux divers dans l’État de Rio de Janeiro. »

Lire la suite ici : https://anarquismorj.wordpress.com/2012/03/26/entrevista-com-a-farj-traduzida-pro-frances/

La favela et le quartier de Vila Isabel s’auto-organisent!

Nous voilà donc à Rio de Janeiro. Immensité urbaine où s’enchevêtrent riches quartiers résidentiels, buildings d’affaires, quartiers populaires, collines et favelas.

Dès notre arrivée, nous prenons contact avec les compagnon-ne-s: le lieu du rencart c’est Vila Isabel, un quartier de la zone Nord, une des zones du militantisme de la Fédération Anarchiste de Rio de Janeiro (FARJ).

Encore assommé-e-s par la chaleur et l’humidité nous descendons du bus urbain qui, au fil des feux rouges grillés et des virages pris en trombes, nous a emmené tant bien que mal jusqu’à l’avenue principale du quartier.

On est descendu-e-s un peu au hasard, mais ça tombe bien, nous nous trouvons juste devant l’école de Samba, renommée pour la qualité de ses danseuses et danseurs dans tout le Brésil. Pas très loin, nous retrouvons R. qui nous attend devant la grille du Centre de Culture Sociale (CSS) qui abrite des activités du Mouvement d’Organisation de Base (MOB) et de la FARJ. Sur le mur, côté rue, s’étendent une douzaine de visages qui illuminent de mille couleurs une fresque populaire et militante.

IMG_2847Cet espace est ouvert depuis 2001, tout d’abord avec l’implantation de la bibliothèque Fabio Luz, du nom d’un ancien militant et médecin anarchiste. C’est une grande maison sur deux étages avec un petit jardin extérieur et un grand préau derrière. Le lieu est devenu depuis 2003 le Centre de Culture Social, où une grande partie des activités du MOB se déroulent. R. nous fait visiter l’endroit et nous décrit les activités qui sont très diversifiées : au premier étage, on trouve un atelier de sérigraphie et de muralismo, un atelier de fabrication de gâteaux desactivé, mais aussi une salle de classe pour des cours d’éducation populaire. Le centre dispose aussi d’un « bazar », une sorte de friperie populaire qui se tient tous les samedi. Le préau est utilisé pour des cours de Capoeira Angola, mais également pour des assemblées générales, des projections, des débats, des marchés et la friperie, des fêtes et des concerts. La bibliothèque, rattachée au réseau des CIRA (Centre International de Recherche sur l’Anarchisme) occupe le deuxième étage.

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En ce milieu d’après-midi de fin de semaine, le centre commence à s’animer. Des gens du quartier et des militant-e-s du MOB commencent à arriver, notamment pour les cours gratuits du soir destinés aux personnes du quartier et de la favela du “Morro dos Macacos” qui préparent l’examen d’entrée à l’université.

Autour d’un café, des militant-e-s nous racontent l’histoire de ce lieu et de celleux qui y militent.

Le centre de culture sociale est le fruit d’un vieux rêve des anarchistes cariocas qui ont tout fait pour avoir un espace propre dédié au travail social. En installant la bibliothèque sociale dans un ancien lieu communautaire du quartier, celleux, qui plus tard allaient fonder la FARJ, créaient ainsi le premier espace libertaire de la ville depuis la fermeture du Centre de d’études Prof. José Oiticica (CEPJO) par la dictature en 1968.

Le CCS va alors devenir un lieu de développement d’une activité sociale et communautaire, aujourd’hui portée par le MOB. Le Mouvement d’Organisation de Base naît d’un mouvement social de chômeurs-euses et précaires et rassemble aujourd’hui des personnes, des familles et des militant-e-s du quartier de Vila Isabel, de la favela du Morro dos Macacos (attenante à Vila Isabel) ainsi que des militant-e-s d’autres quartiers, notamment de la FARJ.

Le MOB se décrit lui-même comme un mouvement social dont l’objectif est de construire des outils de lutte, de manière collective et horizontale, pour permettre au peuple de revendiquer ses droits et les besoins immédiats tels que l’éducation, la santé, l’emploi, la culture, etc. C’est par là un moyen d’organisation collective à même de renforcer le pouvoir populaire, mais aussi de consolider des solidarités, encore appelées ici Apoio Mútuo.

Le CCS est ainsi un espace d’organisation, de rencontre, d’échange d’informations et de solidarité pour les travailleurs et travailleuses assalarié-es, chômeurs-ses et précaires. Celleux-ci s’y réunissent, se forment sur les questions liées aux droits sociaux et construisent ensemble leur mobilisation. Lorsqu’on entre dans la première salle du CCS on peut ainsi trouver des tracts, des revues et autres matériel sur la question du travail, entre autres. Un ordinateur permet également l’accès à internet de manière libre.

Cet espace s’articule avec les activités d’éducation populaire. Ce sont par exemple les « élèves » qui sont là ce soir, accompagné-e-s de professeur-e-s bénévoles, qui sont parfois de simples étudiant-e-s… un cours alternatif aux classes privées et payantes, celles qui permettent de préparer les examens d’entrée à l’université publique, et une manière de démocratiser l’accès à l’enseignement supérieur… par la base.

Une éducation populaire qui passe aussi par la conscientisation des adultes et des enfants à travers les activités de muralismo, de sérigraphie, ou encore le théâtre, les discussions, les danses, les projections de films, etc. Une quantité d’activités culturelles et politiques qui amènent à la mobilisation des habitant-e-s de la zone, notamment autour de dates symboliques de résistance comme le 1er mai, le 8 mars ou encore le jour de la Conscience Noire (20 novembre).

IMG_2844Lorsque nous repasserons le lendemain, nous pourrons aussi admirer les étals du « Bazar », la friperie communautaire… qui répond au principe d’économie populaire et permet une certaine autonomie des Morradores qui la tiennent. En effet, se démarquant de l’économie solidaire qui tend à revêtir de principes humanistes les désastres du capitalisme, notamment via son utilisation à tord et à travers par les institutions et l’action assistancialiste des ONGs, l’économie populaire permet elle de (re)mettre en avant une gestion collective et horizontale de la production et de l’économie. Les mêmes ONGs qui sont présentes en masse dans les favelas, tout comme les églises néo-pentecôtistes, et permettent le contrôle social en entravant les processus d’auto-organisation des habitant-e-s. Un contrôle social d’ailleurs doublé d’une militarisation constante, notamment via les Unités de Police Pacificatrice (UPP) en place depuis 2008 et qui, montés sur des pick-up et armés jusqu’aux dents, sillonnent les quartiers. On ne compte plus les bavures et les meurtres de la police de Rio dans les quartiers populaires et les favelas, malgré ce que prétend le gouvernement.

Tant d’activités sociales, culturelles, économiques et profondément politiques qui se développent pas seulement au CCS mais aussi dans la favela Morro dos Macacos elle-même. Mais loin de se refermer sur ses activités propres, le MOB, qui est aussi présent dans deux autres endroits de l’état de Rio de Janeiro, est aussi le lieu de connexion avec d’autres mouvements sociaux. Les militant-es de la FARJ participent particulièrement à l’articulation avec d’autres luttes, notamment les luttes paysannes, pour l’accès au transport et étudiantes et de l’éducation auxquelles illes participent.

Avant de quitter le CCS un petit tour dans la bibliothèque sociale Fabio Luz s’impose. On y trouve de nombreux ouvrages sur l’anarchisme et les mouvements sociaux, en grande partie hérités d’Ideal Peres, dont le militantisme a inspiré la FARJ. Journaux locaux (en particulier Libera, de la FARJ), nationaux et internationaux s’alignent également sur les étagères des deux pièces remplies de livres et inspirent tou-te-s celles et ceux qui fréquentent le centre…

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Nous quittons les joyeux visages de luttes et de résistances qui s’animent à l’intérieur et continuent de danser sur les murs de l’entrée pour nous plonger dans l’activité frénétique des rues de Rio et s’élancer vers d’autres inconnus toujours plus attrayants.

Encore plus d’infos ici :
https://www.facebook.com/OrganizacaodeBase/?fref=ts
https://organizacaodebase.wordpress.com/
http://www.farj.org/
https://bibliotecasocialfabioluz.wordpress.com/

Caminando Las Luchas