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Brésil : vingt ans à enraciner l’anarchisme

Nous reproduisons ici un article que nous avons publié dans le mensuel ALternative Libertaire du mois de janvier.

Les 21 et 22 novembre s’est tenu l’anniversaire de la Fédération anarchiste Gaucha (FAG) à Porto Alegre. Deux jours d’échanges et de discussions autour des pratiques de cette organisation et de l’anarchisme au Brésil. L’occasion de revenir sur le courant de l’« especifismo » en Amérique du Sud.

Au milieu d’un petit parc du centre de Porto Alegre se dresse une banderole rouge et noir, où est tracée en lettres blanches l’inscription « Feria Libertária, FAG-CAB 20 anos ». C’est ici que la Fédération anarchiste Gaucha a installé son salon du livre et ses ateliers auxquels participent le milieu militant de Porto Alegre et de nombreuses organisations brésiliennes et d’autres pays. Livres, brochures, affiches, T-shirts imprimés de tout le continent s’étalent sur les stands de fortune. Sous une tente, des gens s’assoient en cercle pour écouter et débattre avec les militants et militantes anarchistes venu-e-s présenter leurs réflexions, activités ou encore la situation de leurs pays respectifs.

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Ce sont deux jours d’ateliers et de réunions (plénières syndicales, de femmes et internationale) intenses qui ont culminé lors de la soirée des 20 ans où se sont succédé des orateurs et oratrices de la Fédération anarchiste uruguayenne (FAU), de la Fédération anarchiste de Rosario (FAR), de la Coordination anarchiste brésilienne (CAB) et bien sûr de la FAG. Celles et ceux-ci ont su habilement analyser la conjoncture brésilienne, latino-américaine et mondiale, donnant à voir les défis, les positionnements et stratégies du courant anarchiste issu de l’« especifismo » [1]. La force des discours, l’émotion et l’exaltation suscitée par les « arriba los que luchan » repris en chœur par l’assemblée a laissé place en fin de soirée à une joyeuse fête, des échanges cordiaux et animés entre militantes et militants, qui ne se fatiguent jamais de débattre de la société actuelle et du monde nouveau dont ils et elles rêvent.

Une insertion sociale sur différents fronts de lutte

La FAG naît en 1995 à Porto Alegre, dans l’État de Rio Grande do Sul, et est une des premières organisations spécifistes du Brésil. Elle s’inspire de sa grande sœur la FAU, organisation fondatrice du courant spécifiste. Aujourd’hui, elle est présente dans quatre régions de ­l’État et est investie sur différents fronts de lutte. Le plus important est le front de lutte communautaire ou territorial, c’est-à-dire le travail au niveau des quartiers et des populations les plus précaires. Pour cela, la FAG dispose notamment d’un athénée libertaire où s’organisent différentes activités : éducation populaire, conscientisation, formation (par exemple avec la bibliothèque libertaire La Conquête du pain), cours d’autodéfense, ateliers de couture, mais aussi l’accès à des produits de l’agriculture paysanne, cultivés et distribués par un « assentamento [2] » du Mouvement des sans-terre (MST)… en effet de nombreux militantes et militants de la FAG sont aussi investi-e-s dans les luttes rurales et de récupération des terres.
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L’athénée est aussi un espace de coordination des solidarités et des luttes : ici se retrouvent des collectifs, tels que ceux pour la lutte du peuple noir, des collectifs féministes ou encore de soutien à la révolution kurde… là se retrouvent les militants et militantes pour mener des luttes de quartiers, axe d’insertion sociale central pour la FAG, dont les premières luttes ont été notamment d’organiser les « recycleurs et recycleuses [3] » de Porto Alegre.

Par ailleurs la FAG s’investit aussi sur les fronts étudiant et syndical. En effet, ces dernières années, le Brésil a vécu une radicalisation des bases syndicales qui ont mené de nombreuses grèves échappant au contrôle des directions bureaucratiques et parfois mafieuses. Autour de la FAG se retrouvent sympathisant-e-s et militant-e-s des différents fronts de lutte dans une «tendance» appelée Résistance Populaire, véritable outil de la stratégie spécifiste où convergent les luttes des différents secteurs.
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Un effort de convergence qui a permis par le passé de transformer des luttes syndicales en véritables luttes de quartier, comme dans le secteur de l’éducation par exemple. Ces vingt ans de construction de la FAG se sont accompagnés du développement d’autres organisations au niveau national et ont donné naissance à la Coordination Anarchiste Brésilienne (CAB) en 2012. Sur un territoire grand comme seize fois la France, développer le fédéralisme n’est cependant pas une mince affaire. La CAB marque un processus de construction d’une ligne théorique et pratique commune, en renforçant les organisations à la base notamment par l’accompagnement de nouveaux groupes et le soutien mutuel. Une pratique de soutien d’ailleurs courante entre organisations latino-américaines, dans l’optique de développer le courant spécifiste sur le continent.

La stratégie du spécifisme

Le spécifisme est un courant anarchiste propre à l’Amérique du Sud. Développé dans les années 1960 par la FAU, il puise principalement ses origines théoriques dans les écrits de Bakounine et de Malatesta (ce dernier s’étant exilé en Argentine). Deux axes centraux fondent ce courant : l’organisation spécifique des anarchistes et la pratique/l’insertion sociale [4].

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Le premier axe insiste sur la nécessité de s’organiser au niveau politique comme un groupe cohérent, pour pouvoir agir dans le mouvement social avec une expression, une pratique et une éthique libertaire. Le concept d’insertion sociale, quant à lui, renvoie à l’histoire particulière du Brésil qui connut, dans les années 1930, un repli du mouvement anarchiste dans des « cercles culturels et intellectuels », au détriment de l’activité dans le mouvement social et syndical.

Il s’agit donc d’un retour dans la lutte des classes des anarchistes organisé-e-s et non pas ­d’une forme d’entrisme, comme peuvent le pratiquer certaines organisations de la gauche autoritaire.

L’organisation doit être un petit moteur des luttes sociales, afin d’accompagner la création d’un pouvoir populaire : les spécifistes font alors le pari d’un peuple fort plutôt que d’une organisation forte. Le pouvoir populaire se construit depuis la base, à travers ce que les spécifistes appellent le front des classes opprimées, reconnaissant ainsi l’existence de différentes formes d’oppressions, qu’elles soient économique, de genre, de race ou encore en fonction de la catégorie sociale (la paysannerie, les chômeurs et chômeuses, les travailleurs et les travailleuses, etc.). Ceci se traduit par un investissement des militants et militantes par front de lutte avec des revendications propres (exemples : de quartier, étudiante, syndicale, rurale…) où ils et elles participent à l’émergence d’espaces où se construisent les solidarités et les convergences des différents fronts de lutte.

« Peuple dans la rue pour résister et pour lutter, peuple qui avance pour le pouvoir populaire. »

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[1] Ce qui signifie l’organisation spécifique des anarchistes, terme que nous traduisons approximativement par « spécifisme ».

[2] Territoire récupéré par le MST.

[3] Personnes en très grande précarité qui ramassent les déchets recyclables dans la rue pour les revendre.

[4] Pour approfondir la compréhension du courant spécifiste, voir : FARJ, Anarchisme social et organisation, éditions Brasero Social, 2013.

Bonne année et vive les luttes sociales!

Hola!!!

Nous vous souhaitons une bonne année, faite de résistances, de solidarités et surtout de luttes, victorieuses si possible.

Pour notre paSAM_0096rt, on va continuer à publier des articles sur le blog et essayer de faire partager quelques expériences de luttes qu’on a pu croiser ces derniers mois. Mais pour cela, il faut qu’on fasse un gros travail de traduction et de montage, donc en attendant, on vous propose d’aller lire deux articles qui seront publiés dans le journal Alternative Libertaire du mois de janvier 2016. Un sur les 20ans de la Fédération Anarchiste Gaucha (FAG) et l’especifismo, et un autre sur les luttes féministes au Brésil et pour la légalisation de l’avortement, co-rédigé avec une compañera de Rio de Janeiro.

L' »especifismo » vu par la FARJ

Nous partageons ici une interview (traduite au français) de la Fédération Anarchiste de Rio de Janeiro (FARJ), réalisée par Zabalaza Anarchist Communist Front (ZACF) en 2010. Même si elle est un peu datée sur certains éléments elle n’en reste pas moins un document très intéressant concernant le courant anarchiste spécifiste en Amérique du Sud et dans l’état de Rio en particulier.

Interview de la Fédération Anarchiste de Rio de Janeiro (FARJ)

« Dans cette interview [1], réalisée entre août et octobre de 2010, la Fédération Anarchiste de Rio de Janeiro (Federação Anarquista do Rio de Janeiro – FARJ) évoque son interprétation de concepts tels que le spécifisme (especifismo), le dualisme organisationnel, l’insertion sociale et le rôle de l’organisation politique anarchiste par rapport aux mouvements sociaux et à la lutte de classe. Il s’agit aussi de parler de l’entrée récente de la FARJ dans le Forum de l’Anarchisme Organisé (Fórum do Anarquismo Organisado – FAO) et des conséquences sociales du choix de Rio de Janeiro comme une Ville Hôte de la FIFA 2014, aussi bien que des questions quelquefois difficiles, telles que la nécessité de trouver un équilibre entre les niveaux d’unité théorique et stratégique et du besoin de croître comme organisation. La Fédération Anarchiste de Rio de Janeiro (Federação Anarquista do Rio de Janeiro (FARJ) est une organisation anarchiste spécifique de la ville de Rio de Janeiro, le Brésil.

Fondée le 30 août 2003, la FARJ a ses origines dans le travail de militants tels que Peres Idéal (1925-1995), son père Juan Perez Bouzas (ou João Peres) (1899-1958) et José Oiticica (1882-1957), parmi d’autres. Elle se réfère également à des organisations politiques comme l’Alliance Anarchiste (Aliança Anarquista), fondée en 1918 et le Parti communiste libertaire (Partido Comunista), fondé en 1919 (à ne pas confondre avec le Parti communiste réformiste et électoraliste fondé en 1922). Elle trouve également ses références historiques dans les syndicats sous l’influence des anarchistes au début du vingtième siècle, tels que la Fédération ouvrière de Rio de Janeiro (Federação Operária font Rio de Janeiro – FORJ), fondée en 1906, dans toute la recherche du « vecteur social de l’anarchisme » au cours des années 1940 et 1950 et dans les activités postérieures à la dictature militaire.

Jonathan Payn. — Pour les lecteurs qui ne sont pas familiers avec le concept de dualisme d’organisation, pouvez-vous expliquer s’il vous plaît le besoin de construire une organisation politique anarchiste à Rio de Janeiro ? Par quelle sorte de processus deviez-vous passer pour arriver à cette conclusion et former la FARJ ?

FARJ. —

Le terme « dualisme d’organisation », tel qu’il est utilisé en anglais, sert à expliquer la conception d’organisation que nous promouvons, ou ce que l’on a appelé classiquement la discussion sur « le parti et le mouvement de masse ». Bref, notre tradition spécifique a ses racines dans Bakounine, Malatesta, Dielo Trouda, la Fédération anarchiste uruguayenne (FAU) et d’autres militants ou organisations qui ont défendu cette différentiation entre les niveaux d’organisation. C’est-àdire, un large niveau que nous appelons le « niveau social » et qui est composé des mouvements populaires ; et de ce que nous appelons le « niveau politique », composé des militants anarchistes qui sont groupés autour d’une base politique et idéologique définie.

Ce modèle est basé sur quelques principes : les mouvements populaires ne peuvent pas être confinés à un camp idéologique défini – et, à cet égard, nous nous différencions de l’anarchosyndicalisme, par exemple – parce qu’ils devraient s’organiser autour des besoins (la terre, l’abri, les emplois, etc.) qui groupent de larges secteurs de personnes. C’est cela, le niveau social ou le mouvement de masse, comme on l’a appelé historiquement. Le modèle implique aussi que, pour travailler dans les mouvements, il n’est pas suffisant de s’y dissoudre – ou de s’y insérer – même si on est reconnus comme anarchistes. Il est nécessaire que nous soyons organisés, en constituant une force sociale significative qui facilitera la promotion de notre programme et aussi la défense contre les attaques des adversaires qui ont d’autres programmes. Cependant, il faut garder à l’esprit que nous ne préconisons pas que vous participiez à un ou d’autre niveau ; les anarchistes sont aussi des travailleurs et font partie de ce large groupe que nous appelons les classes exploitées et, donc, ils s’organisent, comme une classe, dans les mouvements sociaux. Quand même, comme ce niveau d’organisation a ses limitations, les anarchistes s’organisent aussi sur le niveau politique, en tant qu’anarchistes, pour articuler leur travail et idées.

Ce qu’on appelle l’organisation anarchiste spécifique n’est rien de nouveau dans le mouvement anarchiste. Ses origines sont dans le militantisme de Bakounine lui-même, dans la Première internationale, avec la formation de l’Alliance de la Démocratie Socialiste en 1868. Malatesta, développant la thèse de Bakounine sur la minorité active, a pensé aussi à quelque chose de semblable. Comme, de la même façon, ont fait les Russes exilés de Dielo Trouda et de la FAU, parmi tant d’autres. Ce groupement spécifique de révolutionnaires anti(autoritaires est fondé sur les positions communes concernant l’horizon (les objectifs), les stratégies et la tactique. C’est-à-dire, l’organisation anarchiste spécifique n’est pas une « invention » récente, elle a sa trajectoire dans la consolidation de l’anarchisme lui-même comme outil révolutionnaire, dans la trace des actions de Bakounine.

Dans le développement historique du mouvement anarchiste, cette position a été négligée dans certains pays au détriment d’une position qui a dit que le « syndicalisme » (cette accumulation de mouvements sociaux) était suffisant. Pas pour nous. Nous croyons que le devoir de l’organisation anarchiste spécifique, ce que Malatesta a appelé le « parti » anarchiste, est d’articuler la force des anarchistes autour d’une proposition commune et de stimuler les mouvements sociaux pour qu’ils avancent de plus en plus au-delà de leurs demandes, étant capables de construire la base d’une transformation révolutionnaire.

Il est important d’insister sur le fait que le dualisme d’organisation ne présuppose pas de relation de subordination ou de hiérarchie entre les deux cas mentionnés. Du point de vue de l’anarchisme, l’organisation spécifique et les mouvements sociaux sont complémentaires. La relation de l’organisation anarchiste spécifique présuppose des relations éthiques et horizontales, qui impliquent de ne pas avoir de relations de hiérarchie ou de domination sur les instances qui participent.

À Rio de Janeiro, les anarchistes organisés ont essayé deux fois de créer des organisations anarchistes spécifiques ; mais la répression a retardé leur projet. Ces camarades ont senti intuitivement que le reflux du syndicalisme révolutionnaire pouvait condamner aussi l’anarchisme lui-même. Et c’est exactement ce qui est arrivé. Le syndicalisme n’était pas « suffisant » et avec le reflux du syndicalisme révolutionnaire, l’anarchisme est entré en crise, dès les années 30. Dans les décades de 1940 et de 1950, les camarades de Rio de Janeiro (et aussi de Sao Paulo) ont fondé leurs organisations spécifiques, mais ont été complètement isolés des mouvements sociaux, et ils se sont organisés pour inverser ce processus. Dans la décade de 1960, le coup d’État militaire et la situation du mouvement anarchiste avaient retardé le projet d’une organisation anarchiste spécifique à Rio de Janeiro. Le mouvement ayant été complètement fracassé par les années de la dictature, les décades de 1980 et 90 furent des décades de rassemblement de vieux et de nouveaux militants, fait principalement par le travail infatigable et la patience de Ideal Peres. Le moment était venu non seulement de reprendre de vieux débats, mais aussi les importantes expériences de lutte que les anarchistes avaient entreprises, même s’ils n’étaient pas nécessairement regroupés autour d’une stratégie commune (les occupations, les groupes d’éducation populaires, la présence dans les syndicats, etc.,).

Au début de 2001 nous avons compris que le moment était venu de faire un saut qualitatif, de quitter le modèle des « centres culturels » autour desquels nous nous étions organisés depuis les années 1980, et de former une organisation politique plus adéquate pour le travail avec les mouvements sociaux. Cela devenait de plus en plus évident ; c’était la voie que nous devrions suivre. Nous avions une expérience avec le travail social et, avec la décision que l’anarchisme devait fonctionner pour pousser des luttes populaires, il est devenu évident que nous devions chercher quelque chose de plus organisé, avec plus de cohésion, au moins, un instrument qui nous permettrait d’approfondir notre travail dans la voie qui s’était avérée nécessaire.

C’était alors que différents militants du mouvement anarchiste de Rio de Janeiro se sont réunis avec l’intention de discuter la proposition de fonder une organisation. Ils avaient déjà une certaine expérience dans le militantisme social, mais n’avaient pas discuté de ce que le modèle organisationnel devait être. Un des groupes s’est retiré du processus et a résolu d’avoir leurs propres discussions séparément. Plus tard ils ont fondé la Fédération Anarchiste insurrectionaliste, qu’ils ont appelée plus tard UNIPA (l’Union Populaire Anarchiste – União Popular Anarquista). Le groupe qui est resté et qui a continué les discussions a constitué la FARJ en 2003. Il est important de souligner que la le FARJ était la conséquence d’un processus qui avait duré au moins dix ans, avec la présence d’anarchistes dans les mouvements sociaux divers dans l’État de Rio de Janeiro. »

Lire la suite ici : https://anarquismorj.wordpress.com/2012/03/26/entrevista-com-a-farj-traduzida-pro-frances/